Titre

La vénérable Mère Jeanne de Saint-Joseph
              Professe du Monastère de  Sainte-Catherine de Sienne
              à Toulouse
              (1560-1622)
La vénérable Mère Jeanne de  Saint-Joseph, neuvième religieuse professe du très dévot monastère de  Sainte-Catherine de Sienne, à Toulouse, naquit  dans cette même ville, en l'année 1560, de parents pauvres. Son père était cordonnier, et sa mère, une simple  villageoise; mais, en compensation,  ils étaient très riches de la crainte de Dieu, et méritèrent sa bénédiction par la naissance de cette  bienheureuse fille. Etant tombée  dangereusement malade, à l'âge de cinq ans, la petite Jeanne fut visitée de la Très Sainte Vierge tenant  Jésus-Christ, son Fils, entre ses  bras. La joie qu'elle en reçut la guérit miraculeusement, et la vue de ce divin objet alluma tant de saintes  affections dans son cœur, et porta  tant de lumières dans son esprit, que l'usage de la raison lui ayant été comme avancé, elle forma dès lors la  résolution d'être religieuse. Son  père et sa mère moururent peu de mois après qu'elle eut reçu cette  insigne faveur; elle demeura orpheline, sans autre appui que celui de Dieu, qui  inspira à une religieuse de Saint-Pantaléon, à Toulouse, sa marraine, d'en  prendre soin. Cette religieuse fit tant auprès de sa supérieure, qu'elle obtint  la permission de retirer auprès d'elle sa filleule, à qui elle apprit à lire.  Les religieuses achetèrent un troupeau de moutons, du peu d'argent que son père  avait laissé etelles envoyèrent ces moutons à une de leurs métairies  et, du profit qui en fut retiré, elles amassèrent une somme pour marier  honnêtement la jeune orpheline.
		        Toutes ses inclinations cependant étaient pour la  Religion. Elle se sentait intérieurement appelée dans quelque monastère bien  réformé: il n'y en avait aucun pour lors à Toulouse, où elle pût être reçue, avec  le peu de bien qu'elle possédait. Elle priait donc incessamment Dieu, et  pratiquait de rigoureuses austérités, afin qu'il lui plût de susciter quelque  bonne âme qui entreprît la fondation d'un monastère de religieuses d'une  étroite observance, en la rue où elle demeurait. Dieu l'exauça. La pauvre  maison où elle était née fut une de celles qui furent achetées pour former  l'enclos du monastère de Sainte-Catherine de Sienne, et les religieuses ont  toujours cru qu'elle avait beaucoup contribué, par ses prières et par ses  pénitences, à leur obtenir de Dieu les moyens de réussir à cette fondation.
		        Dieu, qui voulait exercer sa patience d'une terrible manière avant de lui  accorder la grâce d'être religieuse, permit qu'elle s'engageât dans l'état du  mariage avec un homme le plus brutal qui fût au monde. Sans avoir égard à sa  vertu, à sa douceur, à sa piété et à sa soumission aveugle à toutes ses  volontés, il la traitait d'effet et de paroles avec la dernière rigueur. Dans  un de ses emportements, il lui donna même un coup de couteau, capable de lui  ôter la vie. L'humble femme souffrit cette humeur fâcheuse et ces mauvais  traitements avec une paix, une douceur et une patience admirables ; par une  charité chrétienne, qui s'étudie toujours à rendre le bien pour le mal, elle  fit tant de pénitences et offrit tant de larmes et de prières à Dieu pour la  conversion de son mari, qu'elle lui obtint la grâce de se reconnaître, de  pleurer ses péchés, de quitter ses mauvaises habitudes, et de changer de  conduite. Il eut, depuis ce temps-là, autant d'amour et de respect pour elle,  qu'il lui avait fait paraître de haine et de mépris. Dieu le prit, dans cette  disposition, par une maladie violente, accompagnée d'un transport au cerveau;  il mourut dans l'impuissance de se confesser. La pauvre veuve fut extrêmement  en peine du salut de son mari, jusqu'à ce que Dieu lui révélât qu'il était mort  en grâce, mais qu'il souffrait en purgatoire  pour expier les désordres de sa vie. Elle en resta fort consolée; et excitant de  nouveau les ardeurs de sa charité, elle s'offrit à la justice de Dieu, de  souffrir en son corps, pour sa délivrance, les tourments qu'il était condamné  d'endurer. Aussitôt, elle fut attaquée d'un mal de dents si cruel, qu'elle en  était comme hors d'elle-même.
		        Par cette mort, elle demeura veuve, avec une petite fille  et un avoir de cinq à six mille livres. Cette petite fille passa bientôt, avec la  grâce du saint baptême, de cette vallée de misères à la céleste patrie; et par  ce moyen, la mère se vit dans sa première liberté de se consacrer à Dieu. Elle  se donna d'abord au service de notre Père saint Dominique, dans la Congrégation  des Sœurs de Sainte-Catherine, sous la direction de nos Pères. Depuis le jour  de son entrée, elle ne porta plus que de la laine, ne mangea plus de viande et  travailla si solidement à sa perfection, qu'elle se rendit remarquable parmi  les plus ferventes dames de cette illustre Congrégation. La première à  pratiquer la pénitence, à exercer les oeuvres de miséricorde, à servir les  malades dans les hôpitaux, à visiter les prisonniers et à procurer toutes  sortes d'assistances spirituelles et corporelles aux personnes nécessiteuses ou  affligées, elle mettait de pauvres petits enfants en métier, et mariait des  filles pauvres. Etendant sa piété et sa reconnaissance sur les églises, elle  fit présent d'un grand tableau aux religieuses de Saint-Pantaléon, qui lui  avaient servi de mère. Elle donna ensuite un beau crucifix pour mettre sur la  porte de leur église, afin d'exciter les passants à se souvenir de la Passion  du Fils de Dieu. Elle offrit aussi un riche devant d'autel de damas ouvragé à  l'église cathédrale de Saint-Etienne; elle portait tant de dévotion à ce saint,  qu'au jour de sa fête, elle allait dire cent Pater au pied de son autel,  assurant que ce jour-là elle obtenait de Dieu, par son intercession, tout ce  qu'elle lui demandait. Avant que la cathédrale de Saint-Etienne brûlât, en  l'année 1609, Dieu lui avait révélé cet horrible incendie et les moyens qu'on  emploierait pour la construction d'une nouvelle église.
		        Notre Sœur passa trois carêmes, ne mangeant que trois fois la semaine,  demeurant en oraison dans l'église, depuis le matin jusqu'au soir. Elle  employait encore à la prière la plus grande partie de la nuit.
		        Pendant qu'elle s'exerçait ainsi à toutes sortes de bonnes œuvres,  elle sollicitait sa réception au monastère de Sainte-Catherine de Sienne. Elle  fut reçue en l'année 1605, de l'agrément de toutes les Sœurs, qui connaissaient ses mérites et sa grande vertu; et après  avoir passé six années dans les larmes, les veilles, les austérités, une exacte  observance et dans tous les exercices de charité envers les pauvres, qu'elle  servait dans la basse-cour et dans une grange de la maison, la clôture n'y  étant pas encore établie, elle reçut l'habit de l'Ordre, avec les premières  fondatrices du monastère, le 8 mai 1611, âgée de quarante-un ans, sous le nom  de Sœur Jeanne de Saint-Joseph. L'année suivante, elle fit profession au mois  de décembre, le jour de la Conception de la Très Sainte Vierge, à laquelle elle  a eu toute sa vie une singulière dévotion, ainsi qu'à saint Joseph, son chaste  époux, dont elle tâchait d'imiter la vie humble et cachée.
		        Lorsqu'elle était au siècle, elle cachait soigneusement sa  dévotion, allant communier tantôt dans une église et tantôt dans une autre,  pour n'être point remarquée dans cette action de piété; mais se voyant en la  compagnie des servantes fidèles de Jésus-Christ, elle se faisait gloire de s'humilier  et de s'anéantir. Toute sœur de chœur qu'elle était, elle servait les  converses. C'était elle qui tirait toute l'eau pour faire les lessives, qui  travaillait au jardin et soignait les malades.
		        Ravie de se voir humiliée, elle recevait avec beaucoup de joie les  pénitences et les mortifications, qu'on lui donnait. Etant portière, une sœur  l'accusa, assez légèrement, d'une faute dont elle était innocente. Soit que la  Mère Prieure le crût, ou qu'elle voulût la mortifier pour augmenter ses  mérites, elle la fit venir en sa présence; et après l'avoir sévèrement  réprimandée, elle la démit de son office. Notre Bienheureuse accepta cette  pénitence avec humilité, et ne voulut jamais dire une seule parole pour sa  justification. La sœur qui l'avait accusée étant tombée malade, elle demanda  avec instance la permission de la servir. Ce qu'elle fit, avec grande effusion  de charité, en reconnaissance de la grâce que cette sœur lui avait procurée,  d'être humiliée et châtiée comme elle le méritait.
		        Sa compassion envers les pauvres était si grande,  qu'elle ne pouvait les entendre se plaindre ou exposer leurs misères sans en  être attendrie jusqu'à verser des larmes; et comme, dans la première  disposition du monastère, le réfectoire était à côté de la porte, elle se  privait souvent de sa portion, pour la leur offrir. Un jour qu'elle était  portière, elle donna de la soupe à un mendiant, dans un plat d'étain. Cet  ingrat emporta le plat; mais il ne tarda pas à être arrêté par quelques  personnes du dehors, qui avaient crié après lui: Au voleur! La charitable portière, peinée de la confusion qu'on faisait à ce  pauvre, représenta si fortement à la Mère Prieure l'extrême nécessité qui  l'avait réduit à faire ce larcin, que celle-ci donna le plat d'étain au  malheureux.
		        Sœur Jeanne ne relâcha rien en Religion des mortifications qu'elle  pratiquait étant au monde; au contraire. Outre  les jeûnes  déterminés dans les Constitutions, qu'elle gardait avec la dernière exactitude,  elle jeûnait au pain et à l'eau, l'avent, le carême, et toutes les veilles des  fêtes de Notre Seigneur, de la Sainte Vierge, et des saints et saintes de  l'Ordre, auxquelles elle se préparait par plusieurs exercices, tant intérieurs  qu'extérieurs, de pénitence et de dévotion.
		        Huit jours avant la fête de notre Père saint Dominique, elle gardait  un silence très profond. Elle a été, du reste, toute sa vie, très exacte sur ce  point, et pendant les huit ans qu'elle a été portière, elle ne s'expliquait que  par signes ou par écrit, aux heures où le silence nous est recommandé. Elle  observait la même chose pendant l'avent et le carême, et passait ces temps  consacrés à la piété dans une si grande récollection que, hors une pressante et  indispensable nécessité, elle ne parlait à aucune religieuse, excepté à la Mère  Prieure, à laquelle elle était obligée de rendre compte de son emploi.
		        Notre vénérable sœur avait un don d'oraison admirable, qui la  tenait continuellement recueillie en Dieu, et occupée de sa sainte présence.  Elle passait dans ce saint exercice les jours et les nuits et elle y était  quelquefois tellement ravie, qu'il fallait la tirer avec force, pour la faire  revenir à elle-même. On l'y voyait, à genoux, les mains jointes, les yeux levés  au ciel et devenus comme deux sources de larmes. La même chose lui arrivait  ordinairement au chœur, pendant l'Office divin, par les saintes affections  qu'elle tirait du sens des paroles, dont Dieu lui donnait une parfaite  intelligence. Elle a avoué, quelquefois, qu'il lui semblait sentir à son oreille  une colombe, qui lui en découvrait les mystères profonds. Elle éveilla la  communauté, toute sa vie, pour Matines, auxquelles  elle n'a jamais manqué, que huit jours avant sa mort. Avant d'éveiller les religieuses,  elle se rendait devant le Très Saint Sacrement, pour demander la bénédiction à  Notre Seigneur et à notre Père saint Dominique. Dieu lui a communiqué une  infinité de grâces, pendant son oraison. Il lui donna une connaissance  prophétique des choses futures. Elle a vu les joies du paradis, les peines du  purgatoire et les supplices épouvantables de l'enfer: ce qui lui inspirait un  zèle très ardent du salut des âmes. C'était pour leur conversion qu'elle  offrait tous les jours ses oraisons et ses austérités; et elle les augmentait,  selon l'importance et la nécessité des circonstances.
		        Lorsque le roi Louis XIII, d'heureuse mémoire, eut mis  le siège devant la ville de Montauban, pour réduire les hérétiques rebelles,  elle prédit l'heureux succès de ses armes, le nombre des catholiques qui y  seraient tués, et particulièrement la mort du vaillant duc du Maine, qui reçut  un coup de mousquet dans l'œil, en allant reconnaître une brèche qu'on avait  faite, proche de la tranchée. Elle priait continuellement Dieu pour lui, et  exhortait les religieuses à lui rendre ce charitable office, leur disant  qu'elle le connaissait pour un très zélé défenseur de la religion. Elle prédit encore  que les murailles de cette ville rebelle seraient rasées. Pendant tout le  siège, où Louis XIII était en personne, elle jeûnait trois jours la semaine  pour la conservation de sa personne royale; de plus, elle portait une haire  très piquante, pour les princes catholiques qui l'accompagnaient, et pour toute  l'armée.
		        Après le mariage de Sa Majesté avec l'infante Anne d'Autriche, elle  se sentit inspirée de Dieu de le prier pour lui demander un dauphin, qui  succédât à sa couronne. Elle fit vœu de jeûner au pain et à l'eau tous les  vendredis pour ce sujet, et de pratiquer encore quelque mortification, outre  ses pénitences ordinaires. On a vu, dans la suite, ses prières et ses  pénitences heureusement exaucées, par la naissance de notre incomparable monarque  Louis XIV.
		        Dans ses prières et dans ses exercices, la vertueuse sœur  avait ordinairement en vue le bien de l'Eglise, l'exaltation de notre sainte  foi, la conversion des pécheurs et la réforme des Ordres religieux,  particulièrement celle du monastère de Saint-Pantaléon, où elle avait été  élevée avec beaucoup de charité. Elle pria Dieu avec tant d'instance à ce sujet  et obtint un si heureux succès, qu'un célèbre Père de la Compagnie de Jésus  attribuait à ses oraisons et à ses pénitences la régularité qu'on voit  aujourd'hui dans ce monastère. 
		        Enfin, ayant atteint sa soixante-deuxième année, elle  tomba malade, le 27 décembre 1621; ou, pour mieux dire, sa dernière maladie  augmenta, car elle souffrait une fièvre lente, accompagnée de grandes  faiblesses, depuis un an, sans rien diminuer de ses veilles, de ses oraisons,  de ses pénitences, ni de ses jeûnes rigoureux au pain et à l'eau. Cette fièvre  s'étant aggravée, elle fut obligée de se laisser mener aux infirmeries. Elle  connut d'abord qu'elle allait bientôt mourir. C'est pourquoi, sans s'arrêter à  l'opinion trompeuse des médecins, qui l'assuraient d'une prompte guérison, elle  demanda les derniers sacrements. Mais la Mère Prieure, s'en tenant aux  promesses des médecins, ne crut pas devoir se rendre à ses désirs, dans la  pensée que sa maladie ne serait rien.
		        Dieu, qui voulait purifier cette fidèle épouse par la  plus sensible de toutes les peines, permit qu'elle eût de si fortes  appréhensions et des craintes si vives de son salut, qu'elle en était dans une  sorte d'agonie spirituelle, qui l'affligeait jusqu'à la mort. Elle se tenait  les bras étendus en croix; et, dans ces angoisses d'esprit, elle se disait à  elle-même: «Mon âme, où iras-tu après ma mort? es-tu digne d'amour ou de haine?»  Son unique refuge était Notre Seigneur, réduit à l'agonie, au jardin des  Oliviers. La fréquente pensée de ce divin objet, et de la miséricorde infinie  qui l'avait réduit à ce triste état pour nous sauver, la combla d'une si  sensible consolation, que son visage triste, mourant et abattu, en devint tout  changé par la joie extraordinaire qui y parut. Pleine de confiance dans les  mérites infinis de Jésus-Christ, elle demanda de nouveau les sacrements. Elle  les reçut avec de grands sentiments d'amour, d'espérance et de foi, et deux jours  après, elle passa heureusement de l'avant-goût des consolations divines,  qu'elle ressentait avec tant de délices, au torrent des voluptés éternelles, le  4 janvier 1622, après avoir vécu dix-sept ans en Religion.